Parmi les onze tragédies évoquées dans  Racine par la racine , la tragédie de Phèdre constitue assurément une sorte de paroxysme tragique. Son intensité naît avant tout de la figure incomparable de son personnage éponyme.

“Phèdre et Hippolyte,” par Pierre-Narcisse Guérin, Louvre Photo des Musées Nationaux, Paris
“Phèdre et Hippolyte,” par Pierre-Narcisse Guérin, Louvre Photo des Musées Nationaux, Paris

Quelle comédienne, en effet, n’a rêvé d’interpréter Phèdre un jour dans sa carrière? Comme Hamlet ou Dom Juan chez les hommes, Phèdre est devenue au fil du temps LE rôle phare du théâtre français. Mais comment comprendre cette fascination exercée aussi bien sur les comédiennes endossant le rôle que sur le public ?

Phèdre est tout d’abord un personnage féminin à multiples facettes : c’est une reine (d’Athènes), une mère (de ses enfants menacés), une fille (de Minos et de Pasiphaé), une épouse (du roi Thésée), une sœur (d’Ariane), une belle-mère amoureuse (de son beau-fils Hippolyte). Toutes ces dimensions et ses attaches du personnage participent de sa richesse.

En tant que reine et épouse de Thésée, elle se doit d’assumer sa fonction et de se préoccuper de l’avenir du trône au moment même où elle ne souhaite que mourir. Sa servante Oenone ne cesse de le lui rappeler. Quand Thésée revient, la domination masculine de l’époux crée chez elle un état de panique qui précipitera sa mort.

De même, sa mort aurait pour conséquence de plonger ses enfants dans la peine et le danger, ce que lui rappelle également Oenone dans la fameuse scène3 de l’acte I.

Mais elle est aussi la fille de Pasiphaé, de cette mère égarée dans une passion monstrueuse qui détruira sa famille. Elle est le dernier maillon de la chaîne tragique :


« Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable

Je péris la dernière et la plus misérable ».

PHÈDRE


Son destin fait écho à celui de sa sœur :


« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ? ».

PHÈDRE


Mais la caractéristique principale du personnage qui est à l’origine de la pièce tient bien sûr à son amour incestueux pour son beau-fils Hippolyte, fils d’une amazone. Jouer Phèdre, c’est donc endosser toutes ces facettes qui se confrontent violemment dans son esprit torturé.

Une autre raison du prestige de ce rôle tient à la complexité de sa situation. Amoureuse de son beau-fils, elle se vit comme incestueuse, bien qu’à proprement parler, il ne s’agisse pas d’un inceste. D’ailleurs, ce fantasme ne se réalise aucunement dans la réalité. Mais ce qui rend le statut du personnage encore plus complexe chez Racine, c’est que se superposent en lui la notion de destin, liée à son origine grecque, et celle de culpabilité et de honte, sentiments chrétiens très parlants pour le public du 17e siècle. Aujourd’hui, alors que se sont estompées ces dimensions religieuses, demeure cet esprit perdu en lui-même, objet relevant plus de la psychanalyse.

Enfin, on doit parler de la dimension dramaturgique elle-même. Sans doute beaucoup de personnages raciniens, pour ne pas dire tous, sont-ils confrontés à une extrême violence passionnelle. Mais ce qui est captivant et unique chez Phèdre, c’est d’une part cette apparition, dès sa première scène, d’un personnage agonisant, dont le cours de la mort va se dérouler sous nos yeux tout au long des actes, traversé par de terrifiants soubresauts d’agonie. Elle nous est décrite comme exsangue mais dans le même temps dévorée par une passion dévastatrice. Le corps de la comédienne doit assumer cette terrible contradiction : puissance extrême du feu intérieur, extrême déliquescence physique et spirituelle. D’autre part, même entourée socialement (par sa servante Oenone, son beau-fils Hippolyte, son mari Thésée), Phèdre est totalement cloîtrée en elle-même à cause de son terrible secret. Jouer Phèdre, c’est jouer seule parmi les autres, c’est parler pour expliquer qu’on ne peut pas parler. Phèdre ne s’adresse vraiment ni à Oenone ni à Hippolyte ni à Thésée. Il est significatif que les premiers mots prononcés par le personnage soient :


« N’allons point plus avant… ».

PHÈDRE


Finalement, ce que dit Phèdre au spectateur, c’est qu’au bout du désir humain se trouve toujours la solitude. On aime vraiment que ce que qu’on ne peut pas aimer, ce qui est monstrueux mais magnifique. Jouer Phèdre, c’est incarner cet infernal car insatiable appétit de l’autre, cette vertigineuse pente du désir vers la mort.

Georges Bataille employait d’autres mots : « L’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort ».

Les comédiennes de la compagnie Alcandre ont donc pour tâche, à chaque représentation, d’ « aller plus avant » en elles-mêmes, jouant au bord du précipice, afin de donner à voir au public cette effrayante impossibilité d’arrêter le désir en marche.

Serge Bourhis, auteur et metteur en scène de Racine par la racine

Phèdre, monstre magnifique, comme point d’orgue de Racine par la racine